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«Les déplacements en Île-de-France : engorgement, pollution et gabegie», Julien Demade

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[Article écrit par Julien Demade à l’occasion des élections régionales, paru dans Le Monde du 3 décembre 2015, et transmis par l’auteur pour parution sur ce site.]


Les déplacements en Île-de-France : engorgement, pollution et gabegie

Au delà de leur diversité politique, tous les candidats aux régionales en Île-de-France partagent, quant à la question des transports, le constat de leur dysfonctionnement – dysfonctionnement dont ils voient la marque avant tout dans l’engorgement des modes de transport motorisé (qu’il s’agisse des transports en commun, bondés, ou des routes, embouteillées). Et, si l’on ne peut que leur donner raison, on ajouterait volontiers, au titre des marques du dysfonctionnement des déplacements franciliens, d’une part la pollution, caractéristique elle des seuls modes motorisés individuels (un tiers des gaz à effet de serre sont en Île-de-France émis par le trafic routier 1), et d’autre part le gouffre financier que représentent les modes motorisés aussi bien cette fois collectifs qu’individuels (au moins 32 milliards d’euros annuels 2). Ce triple échec est le résultat d’une politique des transports dont les grandes lignes remontent aux « Trente Glorieuses » ; on s’est alors en effet mis à tout organiser autour de la double création d’un réseau autoroutier (avec le périphérique et les grandes radiales) et d’un réseau ferroviaire souterrain (avec le RER) ; politique qui a ensuite été poursuivie ne varietur, avec notamment la création des autoroutes en rocade (A86 et Francilienne) et de nouvelles lignes de métro et de RER (lignes 14 et E). Or, quoique l’on ne puisse évidemment imputer à rien d’autre qu’aux politiques suivies jusqu’ici la responsabilité de l’échec identiquement constaté par tous en matière de transports, la seule solution proposée unanimement par l’ensemble du spectre politique pour résoudre cet échec ne consiste malgré tout en rien d’autre qu’en l’approfondissement des politiques menées jusqu’alors 3. Le maître mot, en la matière, s’appelant Grand Paris Express, soit rien moins que le projet de doublement de la longueur du réseau de métro actuel 4.

On peut à bon droit s’étonner de ce que, face à l’échec d’une politique, ne soit envisagée d’autre solution que l’accélération de celle-ci ; et l’écart entre la réalité de cet échec et les ambitions partagées de la classe politique francilienne est rendu d’autant plus frappant que, alors qu’ils font de l’extension du réseau ferré souterrain l’objectif principal de la prochaine mandature, ils ne sont pourtant aujourd’hui pas même capables de maintenir en l’état le réseau hérité – incapacité qui ne date nullement d’aujourd’hui, et qui à force de perdurer menace le fonctionnement de l’existant. Si, en effet, un qualificatif permet de caractériser correctement le réseau ferré francilien, c’est bien celui de vétuste : les caténaires des RER B et C datent des années 1920, un quart des appareils de voie ont dépassé leur durée de vie maximale théorique, l’âge médian de la signalisation est de 65 ans, et les rames de métro ont elles généralement plus de 37 ans 5. De cette incapacité, purement financière, à pallier la sénescence croissante d’un réseau hérité, rien ne témoigne mieux que le fait que l’actuel exécutif régional s’était engagé, pour la mandature qui s’achève, à ce que toutes les rames soient désormais rénovées ou neuves, promesse qu’il a été bien incapable de tenir, et que s’empressent pourtant de reprendre à leur compte tous les candidats pour la mandature qui va s’ouvrir – ce alors même qu’ils reconnaissent plus ou moins ouvertement leur totale incapacité à financer un tel chantier 6. La région Île-de-France fait ainsi aujourd’hui face, en matière de politique des transports, à un impératif difficilement gérable : l’entretien du réseau hérité, réseau que l’on avait négligé parce qu’on l’avait considéré comme un acquis, et pour lequel il faut désormais dégager rapidement rien moins que 8 milliards d’euros 7. Croire que, alors même que l’on est déjà bien en peine de faire face à cette tâche, c’est précisément au même moment que l’on pourrait s’engager dans une extension jamais vue du réseau ferré francilien (extension dont le coût est chiffré à 30 milliards), est, pour le dire poliment, utopique – fantasme qui pourtant fournit l’essentiel du programme de la plupart des formations politiques franciliennes 8.

Doit-on pour autant considérer que la situation des transports franciliens serait pleinement décrite par ce déprimant double constat de leur dysfonctionnement, et de notre incapacité à y remédier ? Nullement, mais pour le voir il convient, précisément, de rompre avec les politiques reproduites sans réflexion depuis maintenant plus d’un demi-siècle. Et, pour rompre avec ces politiques, il n’est de meilleure méthode que de partir des pratiques réelles de déplacement des Franciliens, parce qu’elles donnent du problème une tout autre image que celle que véhicule le débat politique. En effet, le premier mode de déplacement des Franciliens est non pas l’un de ces modes motorisés qui seuls intéressent le personnel politique, mais la marche, qui représente rien moins que 39 % de leurs trajets – et dont pourtant aucun des programmes ne traite. C’est qu’aussi bien l’essentiel des déplacements des Franciliens se font sur des distances qui ne requièrent pas l’emploi de modes motorisés, puisque 45 % de leurs trajets font moins d’1 km – ce qui justement correspond à peu près à la part modale de la marche ; mais il y a plus, puisque par surcroît 30 % des déplacements font entre 1 et 5 km, ce qui correspond aux distances aisément réalisables à vélo – et ce n’est certes pas un hasard si cela correspond aussi peu ou prou à la part modale du vélo dans un pays doté d’une véritable politique cyclable, tel que les Pays-Bas. On ne saurait alors s’étonner que le vélo soit de tous les modes de déplacement celui qui, et de très loin, croît le plus rapidement : +115 % en dix ans, une véritable explosion à quoi rien ne se compare (la voiture n’a progressé que d’1 % et les transports en commun de 21 %). Au total donc, 75 % des déplacements franciliens font moins de 5 km, et sont de ce fait aisément réalisables par le biais de modes non motorisés 9 – pour autant que ceux-ci ne soient pas exclus de la voirie par l’aménagement strictement automobile de celle-ci qui est actuellement la règle. Et l’on voit ainsi que ces modes non motorisés, qui ne sont généralement considérés, au mieux, que comme complémentaires de la voiture et des transports en commun, sont en fait d’ores et déjà au centre des déplacements franciliens, et pourraient l’être considérablement plus si l’on faisait pour eux à l’avenir une fraction seulement des efforts déployés depuis des décennies en faveur des modes motorisés 10 ; modes motorisés qui au contraire doivent être considérés comme n’ayant de pertinence qu’en tant que complémentaires des modes non motorisés, puisqu’aussi bien seuls 10 % des déplacements des Franciliens s’effectuent sur des distances supérieures à 10 km, des distances donc qui rendent impératif le recours aux modes motorisés.

Il convient donc d’inverser la politique francilienne des déplacements, non pas seulement pour l’adapter aux pratiques réelles de déplacement des Franciliens, et aux transformations rapides de celles-ci en faveur des modes non motorisés, mais aussi parce que seule une telle adaptation permettra de résoudre les dysfonctionnements actuels des transports motorisés franciliens. En effet, voiture comme transports en commun, délestés de tous ceux de leurs usages qui pourraient être aisément effectués à pied et surtout à vélo (pour autant, faut-il le redire, que la voirie soit adaptée à ces modes : pour autant donc qu’après des décennies d’adaptation de la ville à la voiture on se décide enfin à adapter la voiture à la ville), délestés donc de la majorité de leurs usages actuels 11, non seulement ne seront plus caractérisés par l’engorgement, mais ce sont en même temps tous les problèmes liés à cet engorgement qui disparaîtront. Ceci d’une part parce que la pollution automobile s’en verra drastiquement diminuée 12, et d’autre part parce que les besoins de financement des transports en commun, en fonctionnement mais aussi en investissement (puisque bon nombre des points d’engorgement auront disparu d’eux-mêmes), ne connaîtront pas une chute moindre 13.

Soit un exemple, pour prendre concrètement conscience des potentialités qui en la matière sont à portée de main : les transports en commun ne sont jamais aussi engorgés que lorsqu’ils assurent avant tout des déplacements domicile-travail, puisque ceux-ci génèrent le phénomène d’« heure de pointe » ; or les transports en commun où la proportion des déplacements domicile-travail est la plus élevée sont ceux qui relient Paris à la banlieue, parce que 75 % des banlieusards qui viennent travailler à Paris s’y rendent en transports en commun. Comme chaque jour 360 000 déplacements entre Paris et la banlieue s’effectuent en transports en commun sur des distances inférieures à 5 km, le potentiel de désengorgement de ces liaisons par le vélo correspond à rien moins qu’à l’équivalent par exemple d’une ligne du Grand Paris Express (la ligne 15, dont le coût prévu est de 5 milliards d’euros, devrait assurer 300 000 déplacements par jour – quand elle sera terminée, c’est-à-dire pas avant 2030), ou du périphérique (240 000 véhicules par jour). Or pour enclencher un tel report, il suffirait d’un aménagement cyclable des voies, aujourd’hui organisées de façon généralement autoroutière, qui relient Paris à la banlieue, aménagement d’un coût faible 14, et aisément réalisable puisque, la circulation automobile entre Paris et la banlieue ayant ces dix dernières années baissé de 25 % c’est ainsi 25 % de la voirie qui s’y sont trouvés libérés pour d’autres usages – beaucoup plus donc que ce que nécessite la réalisation de pistes cyclables. Quant à l’effet sur la circulation cycliste de tels aménagements, et quant donc à la réalisation effective du report vers le vélo, ils ne font aucun doute dans la mesure où les déplacements entre Paris et la banlieue représentent d’ores et déjà le segment de la circulation cycliste qui connaît la croissance la plus rapide (multiplication par 4 en dix ans). Où est, alors, l’utopisme : dans le fait de réclamer que l’on se dote enfin d’une vraie politique cyclable, ou dans les irréalisables fantasmes de construction d’un nouveau réseau ferré ? Dans une politique peu coûteuse et immédiatement réalisable, ou dans une politique aussi dispendieuse que son horizon de réalisation est, pour cette raison même, lointain, pour ne pas dire franchement chimérique ?

À quoi ressemblerait alors une proposition globale de politique francilienne des déplacements qui soit rationnelle, c’est-à-dire adaptée à la réalité ? En premier lieu, il convient de massivement adapter la voirie aux modes non motorisés qui en représentent déjà, avec la marche, l’usage le plus important, et qui pour ce qui est du vélo sont en train d’y prendre une place toujours plus grande, ce alors même que l’usage automobile de la voirie, dans l’agglomération parisienne, désormais recule. En second lieu, les moyens financiers, de toute façon insuffisants (sauf à augmenter la taxation régionale du diesel), doivent être consacrés prioritairement au maintien à flot du réseau de transports en commun existant afin d’éviter que son état ne se dégrade. En troisième lieu, le manque, réel, de transports en commun de banlieue à banlieue que prétendait pallier le Grand Paris Express, pour pouvoir être résolu de manière financièrement viable et à un horizon temporel pas trop éloigné, doit l’être par le biais de la poursuite de la création de lignes de tramways et de bus en site propre, entamée depuis les années 1990 avec grand succès et qui ne doit en aucun cas être interrompue au profit de la chimère du Grand Paris Express – rappelons qu’une ligne de tramway coûte à peu près vingt fois moins qu’une ligne de métro. Au total, il serait regrettable que, alors que tant pourrait être fait, et pour un coût finançable, afin d’améliorer les déplacements réels des Franciliens, la mandature qui arrive voie l’ensemble du personnel politique francilien consacrer tous ses efforts à un irréalisable nouveau réseau ferré souterrain : étant donnée la gravité des problèmes qui affectent les transports franciliens, il est déjà beaucoup trop tard pour se permettre de perdre du temps à de tels grands projets inutiles, et il est au contraire urgent que la politique francilienne des déplacements rentre enfin dans le XXIe siècle, plutôt que de chercher à proroger un passé qui n’a pourtant apporté qu’un lot de dysfonctionnements toujours plus graves.


1 Inventaire régional des émissions en Île-de-France, année de référence 2012 : éléments synthétiques, Airparif, 2014, p. 31. Les bus ne sont responsables que de 3 % de cette pollution provoquée par le trafic motorisé.

2 « Au moins » parce que ces chiffres remontent à 2003, dernière date pour laquelle ces données ont été diffusées : Compte déplacements de voyageurs en Île-de-France pour l’année 2003, STIF, 2005, p. 4.

3 La seule différence entre les candidats porte sur le point de savoir s’il faut poursuivre aussi bien les politiques autoroutière et ferroviaire, ou cette dernière seulement ; V. Pécresse (qui propose un quintuplement des investissements routiers) et N. Dupont-Aignan étant les seuls à réellement défendre les deux options, même si les autres candidats ne se privent pas de réclamer « que ça roule ».

4 Seuls le FN et N. Dupont-Aignan s’y oppposent. Les Verts, quant à eux, demandent que l’on ne réalise que la moitié de ce programme.

5 On remarquera que moins les éléments sont visibles pour les usagers, plus leur âge est élevé.

6 Ainsi V. Pécresse résout-elle la question en affirmant qu’elle aura recours à l’emprunt – ou comment reporter le problème du financement réel de cet effort sur les mandatures ultérieures, tout en l’ayant au passage aggravé du poids des intérêts.... Le PS, pour sa part, assure que l’État paiera – ou comment reporter la question sur une autre instance, instance dont il est par ailleurs assuré, vu qu’elle n’a de cesse depuis plus d’une décennie de se défausser sur les régions et départements d’un nombre toujours plus grand d’obligations financières (incapable qu’elle est elle-même de s’approcher un tant soit peu de l’équilibre budgétaire), qu’en aucun cas elle n’assurera ce financement.

7 Soit à peu près 13 ans d’efforts, au niveau qui était celui du budget d’investissement en 2014 – on voit que l’on dépasse largement l’horizon de la mandature à venir. Le seul moyen réaliste de financement rapide, moyen qui aurait par ailleurs l’avantage de contribuer efficacement à la baisse de la pollution, serait l’alignement de la taxation du diesel sur celle de l’essence (par le biais de l’augmentation de la part qui en revient à la région), alignement qui rapporterait annuellement 750 millions. Mais curieusement de cette mesure, qui serait pourtant de pure équité fiscale, nul candidat ne parle.

8 Le reste de ces programmes n’est pas moins utopique : ainsi, un élément qui se retrouve pour le coup chez tous les partis, FN y compris, est l’automatisation des lignes, présentée comme le remède à leur engorgement. On rappelera cependant que l’automatisation de la ligne 13, engagée dès 2005, et qui n’est censée permettre qu’un gain de 10 % de capacité, n’est en 2015 toujours pas achevée, alors qu’elle a déjà englouti plus de 200 millions d’euros.

9 Pour reprendre les termes mêmes du programme de V. Pécresse (qui n’en tire bien sûr aucune des conclusions qui devraient en découler) : « le vélo permet de rallier en dix minutes une zone de 3 km ».

10 En 2015, le vélo ne représente que 1 % du budget transports de la région.

11 Ainsi par exemple la moitié des déplacements en voiture font-ils moins de 3 km.

12 Et plus drastiquement que ne pourrait le faire n’importe quelle évolution du parc automobile vers des véhicules plus propres – on sait d’ailleurs, depuis le scandale Volkswagen, que les voitures récentes ne polluent moins que sur le papier. On ne laisse pas, à cet égard, d’être stupéfait par le fait que les Verts prétendent consacrer rien moins qu’1,1 milliards aux subventions à l’achat de voitures moins polluantes, plutôt que de consacrer leurs efforts au report des déplacements vers des modes dont pour le coup la pollution est nulle, et ceci pour un coût à peu près aussi nul.

13 Par comparaison, la réalisation intégrale du Grand Paris Express ne permettrait, pour un coût abyssal, que le report de 2 millions de déplacements motorisés individuels, sur les 16 millions qui se réalisent quotidiennement en Île-de-France – alors que l’on en compte 8 millions qui font moins de 3 km et sont donc particulièrement facilement substituables par le vélo.

14 L’aménagement d’une piste cyclable coûte 130 000 euros du km, là où le coût prévisionnel du Grand Paris Express est de 130 millions du km ; quant au dernier tronçon de l’A86, son coût s’est monté à 240 millions du km.